Un livre bien mal titré "Qu'est-ce qu'une plante? " de Florence Burgat (Partie 1)
Un livre bien mal titré "Qu'est-ce qu'une plante? " de Florence Burgat (Suite)
Un livre bien mal titré "Qu'est-ce qu'une plante? " de Florence Burgat (Fin)

La dernière partie de l’ouvrage concernant « le statut moral » des entités naturelles est décevante tant les partis pris de l’A. s’y manifestent. Elle cherche à montrer qu’accorder une «considérabilité» morale aux végétaux se fait au détriment de celle des animaux, voire aurait même pour but de l’ôter aux animaux alors qu’il n’y a pas lieu d’avoir des devoirs moraux directs vis-à-vis des végétaux et d’en faire des sujets de droit.
 
Le chapitre initial de cette partie débute par la tentative de relativiser la répugnance que l’on a face à un chantier d’une coupe rase en la comparant avec l’abatage de bestiaux dans un abattoir. Alors que ce faisant elle joue les animaux de boucherie contre les autres formes de vie, elle reproche aux défenseurs des « droits de la nature » et aux écologistes de « jouer les arbres contre les êtres doués d’une vie psychique individuée » ; ce reproche montrant d’ailleurs qu’elle mésinterprète – volontairement ? – les éthiques biocentristes ou écocentristes.
 
Le chapitre continue par une interprétation biaisée des écrits et déclarations de Levi Strauss pour essayer de réduire ses positions sur les « êtres vivants » à des positions sur les animaux et à tout le moins attribuer un privilège à ces derniers, réduire son biocentrisme à un zoocentrisme.


Toujours dans ce chapitre, l’A. utilise une remarque de F. Hallé à des fins qui ne sont pas celles de ce dernier. F. Hallé observe que l’on peut manger des turions d’asperges sauvages à l’huile d’olive, une tarte aux pommes arrosées « avec un verre de Pic Saint Loup » sans que cela tue les plantes en cause alors que ce n’est pas le cas si le menu comprend une entrecôte, un foie de veau ou un filet de hareng (19). Il illustre ainsi d’une façon plaisante et parlante la résilience des plantes due à leur « décentralisation ». Les plantes sont beaucoup plus résilientes et bien moins fragiles que les animaux. Mais cela n’a rien à voir avec le fait que lorsqu’elles meurent, c’est pour elles tout aussi définitif que pour un animal. La différence est entre un organisme centralisé et un autre qui est modulaire et décentralisé, ce qui le rend plus difficile à tuer. Il ne s’agit pas de différence entre un temps non vécu de la vie végétale et un temps vécu avec son « corollaire » « l’expérience de la mort » de la vie animale « qui englobe ici la vie humaine puisque, sur ce plan en tout cas, il y a égalité des conditions » (p. 139) Non, il n’y pas égalité des conditions. F. Burgat assortit son instrumentalisation de cette citation d’une contrevérité car l’animal n’anticipe ni la douleur, ni la mort. Les animaux n’ont pas conscience qu’ils sont mortels. Ce qui ne veut pas dire qu’ils ne défendent pas leur vie.  
 
Les chapitres suivants ne sont guère plus convaincants avec des citations utilisées de telle sorte qu’elles conduisent de nouveau à attribuer aux auteurs cités des thèses qui ne sont pas leurs. Le cas le plus frappant est l’utilisation que l’A. fait d’un texte tiré du livre de Jean-Yves Goffi  Le philosophe et ses animaux. Du statut éthique de l’animal(20) Une assez longue citation est nécessaire pour bien percevoir la manœuvre. « L’absurdité de l’application rigoureuse d’une éthique qui se déplace du pathocentrisme (la capacité à éprouver des souffrances confère ipso facto des droits particuliers et forts) vers le biocentrisme (les espèces et les écosystèmes sont moralement considérables) n’a guère besoin d’être longuement explicitée. Jean-Yves Goffi la relève à propos de «  l’éthique de la terre » d’Aldo Leopold. Celle-ci inclut dans la communauté morale « les sols, les eaux, les plantes et les animaux, ou collectivement : la terre ». Or, note Jean-Yves Goffi, les idéaux d’égalité qui animent les mouvements de libération des esclaves, des femmes, des minorités devraient logiquement se retrouver à propos des sols, des eaux et des plantes promus dans cette éthique. Si celle-ci n’est pas une coquille vide, ses principes doivent s’incarner. La visée de toute éthique n’est-elle pas pratique ? On peine ici à se représenter « ce que pourrait être, concrètement, la mise en œuvre du slogan ‘liberté et égalité pour les sols, pour les eaux et pour les plantes » et Jean-Yves Goffi ajoute que, conformément à l’exigence de leur éthique, « les partisans de l’émancipation animale considèrent de façon unanime qu’une alimentation végétarienne est obligatoire si l’on veut donner une forme concrète à ses convictions : « s’il faut émanciper aussi les plantes et les eaux, faudra-t-il renoncer à boire de l’eau et à manger des légumes ? Aldo Leopold n’avait pas ces scrupules, lui qui était chasseur et même titulaire de la chaire de gestion du gibier à l’université du Wiscontin » (p. 155 – 157).
 
 Tel que présenté par l’A., on a l’impression que Jean-Yves Goffi procède dans ce texte  à une reductio ad absurdum des éthiques biocentristes et écocentristes. En fait, il n’en est rien. Si l’on replace ce texte dans le contexte qui est le sien, il s’agit pour Jean-Yves Goffi de mettre en évidence que les éthiques de « la libration animale » et celles de « la terre » (écocentrisme) qui pourraient paraître proches ne le sont pas et sont même antagonistes, l’élargissement de la communauté morale aux plantes, aux sols et aux eaux est une absurdité étant donnée la façon dont il est conçu dans le cadre d’une éthique de la libération animale et inversement cette libération est une absurdité dans le cadre d’une éthique de la terre.
 
 

La façon dont l’A. analyse le rapport de la « Commission fédérale suisse d’éthique pour la biotechnologie dans le domaine non humain » (p. 174 – 176) en est elle aussi révélatrice. S’il est vrai qu’une partie des membres de la commission considère qu’il n’y a pas d’indices probants de l’existence d’une forme de vie intérieure chez les végétaux, cela ne signifie pas pour autant qu’ils considèrent que cela est exclu même si ces végétaux n’ont pas stricto sensu « un vécu de conscience », ils peuvent avoir un « vécu », en tout cas une intériorité. D’où : « La majorité des membres de la Commission n’exclut pas l’idée que les plantes soient dotées de sensibilité et considère cette affirmation comme moralement déterminante. Au sein de la majorité, un groupe minoritaire estime que les plantes sont vraisemblablement dotées de sensibilité. Une autre minorité part du principe que les plantes remplissent les conditions nécessaires à l’attribution d’une sensibilité et que celle-ci est moralement déterminante. » (21) Donc dans le doute et logiquement, contrairement à ce que laisse entendre F. Burgat « Propriété absolue sur les végétaux: sur ce point également, la majorité des membres refuse, pour des raisons morales, l’idée d’une propriété absolue sur les plantes, qu’il s’agisse d’une collectivité végétale, d’une espèce ou d’un individu. Selon cette position, personne n’est en droit de disposer des végétaux selon son bon plaisir. » (22) Cela revient de ce point de vue à mettre sur un pied d’égalité plantes et animaux et  cela ne convient pas à Florence Burgat comme ne lui convient pas le biocentrisme de la commission. La conclusion du rapport selon laquelle les plantes doivent être respectées en raison de leur valeur morale ne fait nullement son affaire. Pas de « devoir direct » envers les plantes et donc pas de droits, tel est son crédo.
 
Plutôt que de continuer à analyser le détail de cette partie, il me paraît plus intéressant de se demander pourquoi cette obstination à ne pas accepter que l’on puisse avoir des devoirs directs envers les membres du règne végétal. Les éthiques de la nature, objet de sa vindicte, ne refusent pas la sensibilité ou l’intelligence aux animaux. En fait, le problème ne se pose pas du tout en ces termes parce qu’elles ne sont pas pathocentristes(23).
 
Citons l’auteure : « L’impossibilité de protéger de nos actes destructeurs les végétaux – ne constituent-ils pas la base de l’alimentation de la plupart des êtres vivants ? – alors qu’ils sont pourtant sensibles et intelligents équivaudrait à une autre prétendue impossibilité, celle d’abattre massivement les animaux, qui sont eux sensibles et intelligents, pour une boucherie de gourmandise ». On se débarrasserait ainsi « du poids, de la culpabilité et de la responsabilité, de la violence, de nos rapports avec les animaux et cette épargne n’a pas de prix » (p. 174 – 175, souligné par l’auteure). On remarquera tout d’abord que le passage en incise révèle le fond de la pensée de l’auteure : elle ne considère pas les végétaux comme des êtres vivants. Sinon, elle ne pourrait affirmer cette énormité : les plantes sont à la base de la nourriture de la plupart des êtres vivants ! Car, enfin, les végétaux sont aussi des êtres vivants et peut-être même en constituent-ils la partie la plus importante. Pourtant, s’il arrive à certains d’en parasiter d’autres, ils sont pour l’essentiel autotrophes !
 
Est-ce par gourmandise que l’immense majorité des humains mangent de la viande ? Aimer manger de la viande, ce n’est pas de la gourmandise, ce sont les raffinements culinaires qui peuvent passer pour tels et d’ailleurs lorsqu’on dit de quelqu’un qu’il est gourmand, on pense plutôt à sa propension à se gaver de desserts et autres friandises plutôt que de viande. La viande n’est pas une friandise pour les humains ; pour les chiens peut-être encore que le mien adorait le chocolat !
 
Comme je l’ai dit en début de cette critique, ce sont les végans qui s’imaginent que ceux qui mangent de la viande se sentent coupables de le faire. Non, ils suivent leur nature d’omnivore sans se poser de problèmes. En fait le succès des ouvrages et articles qui rapportent les découvertes actuelles sur les végétaux s’expliquent pour une part parce qu’elles sont assez inattendues, donc objet de surprise et de curiosité. Il vient aussi de ce qu’il semble en consonance avec ce besoin de renouer avec une chose devenue rare et du coup précieuse, une nature le moins anthropisé  possible.
 
En fait le problème d’une sensibilité et intelligence végétale pour un végan est bien plus grave. Il rend sa morale inopérante. Le principe d’égalité de traitement est un principe moral universel, guère contestable. En tout cas il est un des  fondements du pathocentrisme et de l’antispécisme en général et de celui de l’A. qui s’efforce de nous faire admettre qu’humain et animaux sont existentiellement semblables. S’il faut reconnaître que les plantes sont conscientes et sensibles, l’injonction végane qui ordonne au nom de la morale de ne pas utiliser de produits animaux vaut aussi pour les végétaux.
 
Comme le dit si bien l’A. elle-même, une éthique « ne veut pas demeurer une coquille vide, ses principes doivent s’incarner. La visée de toute éthique n’est-elle pas pratique ? » Or, il est évident que pour les humains et les espèces du « règne animal » se nourrir ni de produits animaux, ni végétaux n’est pas possible. Donc l’éthique animale végane est une coquille vide. Il y a fort à parier que plus les connaissances sur les végétaux progresseront et plus la morale végane zoocentriste devra remettre en cause le principe d’égalité qui garantit à une éthique individualiste son universalité et devra faire preuve de favoritisme, un favoritisme en faveur des animaux qui éclate à toutes les pages de ce livre. Telle est, selon nous, la raison profonde de cet acharnement à rétablir une différence ontologique entre les deux règnes, à ce refus de voir dans les plantes des êtres sensibles, dotés d’une conscience de leur corps, c’est-à-dire d’un « corps propre » pour reprendre une terminologie phénoménologique chère à l’A.(24)
 
Plus qu’un nouveau contre-feu à la cause animale qu’il s’agit d’éteindre, c’est l’éthique végane qu’il s’agit de préserver et d’immuniser contre les découvertes de la biologie végétale. Et c’est pour cela que les adeptes du véganisme et du zoocentrisme ne veulent pas voir la plante toute neuve que cette discipline découvre. La « vérité phénoménologique » qu’y oppose l’auteure se résume à n’être rien d’autre qu'un déni de réalité et un parti-pris conduisant à une forme d'obscurantisme.
 
Voici donc un ouvrage dont on peut s’éviter la lecture sauf si l’on s’intéresse à l’idéologie végane. Cette (trop) longue critique sera alors nécessaire pour éviter au lecteur de s’y perdre.

Notes

[19] F. Burgat transcrit  de façon erronée le propos de F. Hallé. La tarte aux pommes qu’il prend comme exemple devient tarte aux pommes de terre dans le texte rapporté par F. Burgat. Ce serait un mauvais exemple comme tout le monde peut en convenir : la pomme de terre mangée ne se développera pas en un nouveau plan. Elle aura disparu définitivement. 
 
[20] Ce livre paru en 1994 est aujourd’hui malheureusement introuvable sauf d’occasion, à un prix rédhibitoire de 375€. Je l’avais payé à l’époque 170 Francs, soit environ 26 €. C’est dommage car c’est un ouvrage remarquable. Comme indiqué dans la quatrième de couverture « le but de ce livre est de clarifier le débat contemporain (…) suscité autour des « droits de l’animal », en poursuivant un triple objectif : exposer les arguments des philosophes (essentiellement de langue anglaise) qui prônent la libération animale et la défense des « intérêts » des animaux. Montrer ensuite le prolongement de ces analyses à des questions dites d’ « éthique de l’environnement ». Enfin, rappeler que les discussions de ces questions mortelles ne se comprennent qu’à la lumière de théories méta-éthiques élaborées, comme le prescriptivisme de R. M. Hare, l’intuitionnisme de G. E. Moore ou le subjectivisme de D. Hume. L’objectif de l’ouvrage est d’éviter les outrances et les caricatures des « amis des animaux » comme de leurs adversaires. » Buts et objectifs sont parfaitement remplis. Evidemment il faudrait aujourd’hui ajouter des compléments car depuis la date de parution de l’ouvrage des courants de pensée comme l’écoféminisme, les éthiques du care, etc. sont apparus. Le véganisme et l’antispécisme ont conquis des positions de pouvoir universitaire, dans les pays anglo-saxons et maintenant en France et dans les pays latins. Mais cela n’ôte en rien à l’intérêt de cet ouvrage. Au contraire ! Les textes qu’analyse dans cet ouvrage J. Y. Goffi sous-tendent les débats plus récents. Les protagonistes de ces débats soit les reprennent, les prolongent et les enrichissent, soit considèrent qu’il faut les rectifier, soit encore qu’ils sont à rejeter ou du moins qu’il faut s’en détacher.
[21] La dignité de la créature dans le règne végétal. La question du respect des plantes au nom de leur valeur morale, Commission fédérale suisse d’éthique pour la biotechnologie dans le domaine non humain  Berne, 2008, p. 16. Ce texte permet de saisir les différentes options qui s’affrontent sur cette question et les courants éthiques auxquels elles se rattachent qui sont clairement définis. Il est curieux que n’ait pas été envisagé et discuté le point de vue écocentrique. Un bel effort d’objectivité et de clarification accessible en ligne : https://www.ekah.admin.ch/inhalte/_migrated/content_uploads/f-Broschure-Wurde-Pflanze-2008.pdf
[22] p. 20. Le rapport précise  qu’«une minorité est d’avis que l’utilisation des plantes ne peut pas être limitée dès lors qu’elles sont la propriété de quelqu’un. » (p. 20) Les divergences persistantes entre les membres de cette commission sur ces questions qui sont donc rapportées. Remarquons qu’il en va de même sur ce point pour les animaux.
 
[23] « Pathocentrisme: cette position est axée sur la sensibilité. Les organismes vivants comptent au nom de leur valeur morale dès lors qu’ils sont dotés de sensibilité et peuvent donc ressentir quelque chose comme « bien » ou « mal » » (La dignité …, o. c., p. 13). Cette définition est parmi les plus claires de cette position qui est celle de l’A.
 
[24] D’ailleurs cette universalité l’éthique végane ne peut la revendiquer  car une telle éthique n’est praticable que dans les pays occidentaux développés depuis la fabrication à échelle industrielle de la vitamine B12.

 

Dimanche 21 Juin 2020 Commentaires (0)
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